II
Renisenb avait l’impression d’être dans un rêve. Le Nil… La voile carrée… Kameni, elle-même et Teti… Ils avaient échappé à la mort et à la crainte de la mort. Une vie nouvelle commençait.
Kameni accosta. Renisenb sauta à terre. Puis Kameni prit Teti dans ses bras pour la déposer sur le rivage. L’enfant, s’accrochant à son cou, cassa la ficelle d’une amulette qu’il portait et qui vint tomber aux pieds de Renisenb. Elle la ramassa : c’était un petit bijou, en ambre et en or, représentant le signe d’Ankh.
— Oh ! s’écria-t-elle. Il est fêlé. Je suis désolée… Il sourit, comme elle le lui remettait, et délibérément le cassa en deux. Elle interrogea :
— Qu’as-tu fait ?
— Prends cette moitié, Renisenb ! Je conserverai l’autre.
Ce sera comme un symbole entre nous, la preuve que nous sommes deux moitiés d’un même tout !
Elle tendait la main. Au même moment, une idée lui traversa l’esprit. Elle eut un petit haut-le-corps.
— Qu’y a-t-il, Renisenb ?
— Nofret !
— Que veux-tu dire ?
Sûre de ce qu’elle avançait, elle répondit très vite :
— J’ai vu une amulette brisée dans le coffret de Nofret et c’est toi qui la lui avais donnée… Nofret et toi !… Je comprends tout, maintenant, je sais pourquoi elle était malheureuse et je sais pourquoi on a déposé le coffret dans ma chambre… Ne mens pas, Kameni. Je te dis que je sais !
Kameni ne protestait pas. Il la dévisageait et son regard ne fuyait pas. D’une voix grave, il dit :
— Je ne mentirai pas, Renisenb.
Il se tut un instant, l’air préoccupé, comme quelqu’un qui cherche à ordonner ses idées.
— Dans un certain sens, Renisenb, reprit-il, je suis content que tu saches, encore qu’il ne s’agisse pas de ce que tu crois.
— Tu as donné la moitié d’une amulette à Nofret, en lui disant les mêmes mots… « Les deux moitiés d’un même tout ! »… Ce sont tes propres paroles.
Tu es fâchée, Renisenb, et j’en suis heureux, car c’est une preuve d’amour. Mais il faut tout de même que tu comprennes que, cette amulette, ce n’est pas moi qui l’avais donnée à Nofret. C’est elle qui me l’avait donnée. Tu ne me crois peut-être pas. Pourtant, c’est la vérité, je puis te le jurer !
— Je ne dis pas que je ne te crois pas. Ça peut très bien être vrai.
Elle avait devant les yeux le beau visage triste de Nofret. Kameni reprit :
— Essaie de comprendre, Renisenb ! Nofret était très jolie. J’ai été flatté… Qui ne l’aurait été à ma place ? Mais je ne l’ai jamais vraiment aimée.
Renisenb se sentait envahie d’une immense pitié. Non, Kameni n’avait pas aimé Nofret, mais Nofret avait aimé Kameni, d’un amour amer et désespéré. La barque avait accosté à l’endroit même où Renisenb, un matin, était venue à Nofret pour lui offrir son amitié et son affection et elle ne se souvenait que trop bien de l’expression douloureuse du visage de Nofret et de la flamme de haine qui, un peu plus tard, avait brillé dans ses yeux. Tout était clair, maintenant. Pauvre Nofret ! Pauvre Nofret, concubine d’un vieil homme prétentieux et se mourant d’amour pour un beau garçon qui ne se souciait d’elle que peu ou point du tout !
Kameni, d’une voix ardente, poursuivait :
— Ne comprends-tu pas, Renisenb, que, du premier jour où je t’ai aperçue, je t’ai aimée ? Qu’à partir de ce moment-là, c’est à toi seule que j’ai songé ? Nofret l’avait bien vu.
Renisenb n’en doutait pas. Voilà pourquoi Nofret détestait Renisenb, qui maintenant ne pouvait plus lui en vouloir.
— Cette lettre à ton père, continuait Kameni, je ne voulais pas l’écrire, car je désirais ne pas me faire le complice des machinations de Nofret. Mais ma position était difficile, tu dois t’en rendre compte.
— Oui, dit Renisenb, mais il ne s’agit pas de ça. C’est Nofret qui importe. Elle était très malheureuse. Je crois qu’elle t’aimait beaucoup.
— Peut-être, répliqua Kameni avec impatience. Mais, moi, je ne l’aimais pas.
— Tu es cruel.
— Je suis un homme, voilà tout. S’il plaît à une femme de se rendre malheureuse à cause de moi, ça m’ennuie, mais je n’y peux rien ! Je ne voulais pas de Nofret. C’est toi que je voulais. Tu ne peux pas me reprocher ça !
Malgré elle, elle sourit.
— Tu ne vas pas permettre à Nofret, qui est morte, de ruiner notre amour, à nous, qui sommes vivants ? Je t’aime, Renisenb, et tu m’aimes. Le reste n’a pas d’importance.
Il la regardait, suppliant et confiant à la fois.
« Oui, songeait-elle, le reste n’a pas d’importance et il a raison ! Nofret est morte et nous sommes vivants. Je comprends pourquoi elle me haïssait, je regrette qu’elle ait souffert, mais ce n’est pas ma faute. Et, si Kameni m’a aimée, moi, et ne l’a pas aimée, elle, ce n’est pas sa faute non plus ! Ces choses-là arrivent. »
Teti, cessant de jouer sur le rivage, s’approchait de Renisenb.
— On rentre, maman ?
Renisenb prit la petite main qui se tendait vers la sienne et poussa un soupir.
— Oui. Nous retournons à la maison.
Ils se mirent en route. Au bout d’un instant, Teti ayant lâché la main de sa mère pour courir en avant, Kameni, tourné vers Renisenb, dit doucement :
— Tu es aussi généreuse que belle, Renisenb. Il n’y a rien de changé entre nous ?
— Non, Kameni, rien de changé.
Baissant la voix, il reprit :
— Sur le fleuve, tout à l’heure, j’étais infiniment heureux, Renisenb. Et toi, étais-tu heureuse ?
— J’étais heureuse, Kameni.
— Tu en avais l’air… Mais on aurait dit que ta pensée était très, très loin… Je veux que tu penses à moi, Renisenb !
— C’était à toi que je pensais.
Il lui prit la main et elle ne la retira pas. Ils continuèrent leur route. Kameni chantait à mi-voix :
— Ma sœur est comme un arbre en fleur…